Grillon

Grillon

L'air était irrespirable. C'était la fin de Juillet. La terre parisienne semblait se venger sur ses habitants pour la concentration des asphaltes, du béton et des voitures que l'homme lui a imposé durant son insouciante conquête de la nature.

Ils venaient de faire l'amour et, à présent, s'allongeaient sur le lit, l'un dans le dos de l'autre.

Du côté où donnait leur fenêtre, c'était l'heure de la trêve des bruits. Le petit jardin qui séparait la tour qu'ils habitaient du mur et des arbres du cimetière Père-Lachaise, était déjà vidé d'enfants. Des bruits de casseroles et de postes télé rappelaient que le voisinage avait à présent mieux à faire qu'à surveiller sa progéniture labourer l'herbe.

"...Si vous aviez souffert aujourd'hui des maux de tête, des allergies, des coups de fatigues ou des palpitations, ne soyez pas inquiets outre mesure — consolait la voix énergique de la présentatrice d'un journal télévisé. — Vos malaises n'étaient probablement dus qu'à la pollution de la capitale qui, cet après midi, a atteint son niveau record de la saison. Les services météorologiques de Paris ont dû déclarer l'alerte de pollution de 2e dégrée. Monsieur le directeur, que veut dire précisément le 2e dégrée de pollution ?"

"Bein, en clair, cela veut dire que, dans l'atmosphère, il y a trop d'ozone et pas assez d'oxygène."

— Bon Dieu, baisse-moi cette télé ! T'es sourd ou quoi ? Le dîner est à table ! Viens !

L'interpellé s'exécuta épargnant au voisinage la suite de la précieuse information.

— Je me suis encore fait des marques, regarde...

La femme montra à son amoureux son bras qu'elle mordit quelques instants plus tôt.
Il l'embrassa.

C'est à cet instant qu'un grillon s'est mis à chanter.
Son concert, dans une ville inhumaine, paraissait si irréel que l'homme se figa, comme si un geste innatentif de sa part, dans un appartement au neuvième étage, pouvait effaroucher le soliste et interrompre le plaisir.

— Tu l'entends ? — chouchouta-t-il.
— Oui.
— Incroyable ! Quel beau cadeau ! Il suffit de fermer les yeux et on se croirait à la campagne, ou dans le Midi, au bord de la mer !

Elle se serra davantage contre lui, rêveuse.

— Ce n'est pas la première fois que l'entends...
— Ab, bon ? Moi, c'est bien la première ! Comment est-ce possible ?
— Il a déjà chanté, il y a deux jours. T'étais avec ton casque, tu ne pouvais pas l'entendre.

Puis elle a ajouté :
— Heureusement que le pianiste (ou ••• Manu Dibango •••) du septième n'est pas là !
— Pourquoi ?
— Il s'exerce souvent à cette heure-là.
— Ah !

Une mobylette mal arrangée a passé quelque part sur le boulevard, de l'autre côté de l'immeuble, assourdissant tout avec un malin plaisir. Le grillon se tut.
— Oh, le con !
La femme s'est retournée vers lui.
— Et si l'on partait vraiment au bord de la mère ? Ne serait-ce que pour quelques jours !
— Tu sais bien que je suis raide fauché.

Le grillon a repris son concerto. Ils se mirent à l'écouter à nouveau.

— On dirait qu'elle chante à la gloire de la vie !
— C'est un grillon maso ou missionnaire...
— Alors missionnaire.

Le concerto s'interrompit brusquement. Un bref et profond silence s'en ensuivit, puis la voix aigüe d'un enfant perça l'air.

— Je l'ai ! Maman ! Je l'ai !
— Qu'est-ce que t'as, chéri ? — se fit entendre une voix depuis une fenêtre.
— Le grillon ! Je l'ai, le grillon ! — écria l'enfant, excité.
— C'est bien, chéri ! T'es très adroit ! Mais monte maintenant ! Le dîner est prêt !

L'homme sursauta du lit.

— Oh, non ! Pas ça !

Il s'approcha de la fenêtre et s'apprêtait à interpeller l'enfant quand se vit doubler par une autre voix.

— Eh, petit ! Pourquoi l'as-tu capté ?

Il se pencha par la fenêtre. C'était leur voisin d'en-dessous.
L'enfant, le point fermé, s'arrêta brusquement, sans savoir que répondre.

— T'aimes pas quand elle chante ? — poursuivit le voisin.
— Si — répondit le petit sans conviction.
— Alors ?! Pourquoi l'as-tu capté ? Elle ne chantera plus dans ta main !
— Si !
— Je t'assure que non !
— Je la mettrais dans un bocal, avec des trous. Elle chantera.
— Elle ne chantera pas dans un bocal. Et, puis, nous, on voudrait l'entendre aussi ! Pourquoi veux-tu la garder pour toi tout seul ?

Le petit baissa la tête.

— Parce qu'elle est à moi. Je l'ai capté.
— Et si moi je te captais, tu serais à moi ?

Le petit hésitait.

— Non.
— Tu vois ! Tu devrais la laisser libre.

Le petit resta perplexe, tête baissée.

— Ne racontez pas de bêtises à mon enfant ! — intervint la mère. — Jean-Luc ! Qu'est-ce que tu fais là-bas encore ! Je t'avais dis de monter !
— Mais, enfin, madame ! — une troisième voix, masculine, se fit entendre. — Vous n'avez pas besoin de ce grillon pour votre dîner ! Dites à votre petit de la laisser vivre !
— Occupez vous plutôt de votre piano ! Vous nous emmerdez avec vos gammes et on ne vous dit rien !
— Ce ne sont pas de gammes, madame ! Ce sont des études de Chopin !
— Quoi que ce soit, vous nous emmmerdez avec !

Une quatrième voix se joignit à cette réunion des fenêtre ouvertes. Ce fut celle du père de l'enfant qui décida trancher l'affaire avec son autorité parentale.

— Jette—moi cette saloperie — ordonna-t-il à son fils. — Et vient tout de suite à la maison !
— Tu vas tout de même pas soutenir les détracteurs de ton fils contre moi ! — se révolta la mère.
— Toi, m'emmerdes pas ! — trancha l'homme puis il ajouta à l'intention de l'enfant. — Grouille ! Je te le répéterais pas deux fois, compris ?!

Le petit commença à flipper.

— Mais elle est à moi ! Je l'ai capté !

De nouveaux intervenants se mirent aux fenêtres. Les uns défendaient la cause de l'enfant, les autres celle du grillon.
Soudain, toutes les voix se sont tues. Une femme en peignoir apparut dans le jardin. C'était le folle de l'immeuble.
Elle s'est acroupie devant l'enfant.

— Regarde, je t'ai apporté un coquillage. Voudrais-tu l'échanger contre le grillon ?
— Non. Elle est à moi, le grillon.
— Tu vas l'étouffer dans ton poing !
— Donnez lui une gifle et ça sera vite réglée !
— intervint une nouvelle voix, enrayée et alcoolique.

Le petit cacha sa main derrière le dos. La folle poursuivait patiemment.

— Alors, tu ne veux pas de mon coquillage ? Regarde comme il est beau ! Et il chante, lui aussi ! Il faut juste le mettre près de l'oreille ! Comme ça, tu vois ? Tu voudrais essayer ?

A l'instant même, une autre silhouette déambula, allure décidée, dans le jardin. L'enfant recula d'un pas, effrayé. Ce fut son père.
C'était un homme imposant en T-shirt blanc et plein de transpiratoin, pantalon avec des bretelles et un journal à la main. Il contourna la folle sans rien dire et fila une solide gifle à son enfant.

— Je t'avais prévenu !

Le petit se mit à hurler en protégeant sa tête des mains devant une autre gifle eventuelle.

— Mais, enfin, monsieur — se redressa la folle, indignée.
Le père l'ignora.
— Montre tes mains !

Le petit s'exécuta en flippant. Ses mains étaient déjà vides.

— Monte à la maison ! Et vite !

Sans attendre sa réaction, il le tira par l'oreille avec lui.

La folle, coquillage tendu vers l'enfant, tenta de tenir sa promesse.

— Monsieur ! Le coquillage du petit !

Le père ne se retourna pas. Il poussa son fils à l'intérieur de l'immeuble et claqua la porte derrière eux.
La mère de l'enfant s'adressa aux voisins, voix empleurée :

— Voilà ! Vous pouvez être contents de vous ! Je vous remercie beaucoup au nom de mon fils !

La folle leva doucement la tête vers elle puis, sans rien dire, glissa le coquillage dans la poche de son peignoir. Elle se mit à scruter l'herbe.

— Alors ? — s'impatientait le pianiste depuis sa fenêtre. — Comment va-t-il ?

Il y eut un long silence.

— Il a perdu une patte — dit la folle tristement.
— Alors ? — insistait le pianiste.
— J'ai dit qu'il a perdu une patte — répeta la folle à haute voix. — Vous pouvez retourner à votre Colombo ! Il ne vous chantera plus ! Il est devenue comme nous tous

Puis, elle est rentrée dans l'immeuble.

— Reste pas à la fenêtre... — dit la femme en s'accoudant sur le lit. — ...T'es tout nu...

Il se tourna vers elle.

— Je crois que t'aies raison. Nous devrions partir.

Paris, juillet 94