Grillon
C'était la fin du mois de juillet et on étouffait. Le sol parisien se vengeait des habitants pour les masses de béton, d'asphalte et de gaz d'échappement qui l'étouffaient depuis des années.
Marc et Sophie, dans la moiteur de leurs corps déjà apaisés, reposaient l'un conre l'autre dans la chaleur de la soirée.
Dans le jardin qui séparait l'immeuble du mur et des arbres du cimetière du Père-Lachaise, il n'y avait plus de brouhaha. Les bruits de casseroles et de téléviseurs indiquaient clairement que les voisins avaient à ce moment-là des occupations plus intéressantes.
— Si vous avez souffert aujourd'hui de maux de tête, d'allergies, de fatigue ou de palpitations, ne vous inquiétez pas trop... — déclarait d'une voix enjouée la présentatrice d'un journal télévisé. — Vos maux étaient probablement dus à la pollution atmosphérique qui, cet après-midi, a battu le record de la saison. Les services météorologiques parisiens ont déclaré une alerte pollution de niveau 2... Monsieur le directeur, que signifie concrètement une alerte de niveau 2 ?
— En termes simples, cela signifie qu'il y a trop d'ozone et pas assez d'oxygène dans l'air...
Ses explications furent couvertes par une voix féminine :
— Bon Dieu, baisse-moi cette télé ! T'es sourd ou quoi ? Le dîner est sur la table ! Viens !
Celui qui avait été interpellé réagit docilement, épargnant ainsi à ses voisins d'autres explications du "Monsieur le directeur".
Sophie présenta à Marc le bras qu'elle avait mordu quelques minutes plus tôt.
— Je me suis encore fait des marques, regarde...
Il l'embrassa.
C'est alors qu'un criquet commença son concert dans le jardin.
Dans la ville accablée par la chaleur, cela semblait tellement irréel que Marc se figea, comme si un geste imprudent dans cet appartement du neuvième étage pouvait effrayer le soliste.
— Tu l'entends ? — murmura-t-il.
— Oui...
— Quel merveilleux cadeau ! Il suffit de fermer les yeux pour se sentir au bord de la mer !
Sophie se blottit contre lui, rêveuse.
— Ce n'est pas la première fois que je l'entends...
— Vraiment ? Comment est-ce possible ?
— Il a donné un concert il y a deux jours. Tu avais tes écouteurs, tu ne pouvais pas l'entendre.
Puis elle ajouta :
— Heureusement que le pianiste du septième est absent !
— Pourquoi ?
— Il s'entraîne souvent à cette heure-ci...
Derrière le bâtiment, sur le boulevard, un scooter passa, faisant hurler son pot d'échappement trafiqué. Le cricket se tut.
— Quel rustre... — marmonna Marc.
Sophie se tourna vers lui :
— Et si on partait vraiment à la mer ? Ne serait-ce que pour quelques jours !
Marc soupira.
— Avec quel argent ? Tu sais bien que je suis fauché...
Le criquet reprit son concert interrompu. Ils se turent et écoutèrent.
— On dirait qu'il chante pour célébrer la vie... — remarqua Sophie.
— Un cricket masochiste ou un cricket missionnaire...
— Missionnaire ! — trancha Sophie.
Le concert s'interrompit à nouveau. Un silence inquiétant, puis une voix aiguë d'enfant :
— Je l'ai, maman ! Je l'ai !
— Qu'est-ce que tu as, mon chéri ? — retentit depuis l'une des fenêtres.
— Le criquet ! Je l'ai attrapé ! Je l'ai attrapé ! — cria l'enfant, tout excité.
— C'est bien, mon chéri ! Tu es très habile ! Mais maintenant, rentre ! Le dîner est prêt !
Marc bondit hors du lit.
— Ah, non ! Pas ça !
Il s'approcha de la fenêtre pour intervenir, mais quelqu'un le devança.
— Hé, toi là-bas ! Pourquoi tu l'as attrapé ?
Marc se pencha par la fenêtre. Celui qui était intervenu était son voisin du huitième étage.
L'enfant, le poing serré, s'arrêta, ne sachant que répondre.
— Tu n'aimes pas quand il chante ? — continua le voisin.
— J'aime bien... — répondit le petit sans conviction.
— Si tu aimes ça, pourquoi l'as-tu attrapé ? Il ne chantera pas dans ta main !
— Si...
— Je t'assure que non !
— Je vais le mettre dans un bocal avec des trous. Il chantera.
— Il ne chantera pas ! Et en plus, nous aussi, nous aimons l'écouter ! Pourquoi veux-tu le garder pour toi ?
Le petit baissa la tête.
— Parce qu'il est à moi. C'est moi qui l'ai attrapé.
— Et si je t'avais attrapé, tu serais à moi ?
Le petit hésita.
— Non...
— Tu vois ? Tu devrais le libérer...
Le petit restait perplexe, la tête baissée.
— Ne racontez pas n'importe quoi à mon enfant ! — intervint la mère. — Jean-Luc ! Que fais-tu encore en bas ? Je ne t'avais pas dit de rentrer à la maison ?
— Mais, madame ! — une troisième voix, masculine, s'immisça dans la conversation. — Vous n'avez pas besoin de ce criquet pour le dîner ! Dites à votre enfant de le relâcher !
— Vous feriez mieux de ne pas vous en mêler ! Vous empoisonnez la vie des gens avec vos gammes et personne ne vous dit rien !
— Ce ne sont pas des gammes, chère madame ! Ce sont des études de Chopin !
— Peu importe ce que c'est, vous nous emmmerdez avec !
Une quatrième voix se joignit à cette conversation à travers les fenêtres ouvertes. C'était le père de l'enfant.
— Jette cette saleté — ordonna-t-il. — Et rentre immédiatement à la maison !
La mère s'indigna :
— Tu ne vas pas te ranger du côté de ceux qui persécutent ton fils, et contre moi !
— Ne fais pas l'imbécile ! — trancha le père à l'intention de l'enfant. — Remonte ! Je ne le répéterai pas deux fois, compris ?!
Le petit se mit à sangloter.
— Mais il est à moi ! C'est moi qui l'ai attrapé !
D'autres voisins apparurent aux fenêtres. Certains défendaient l'enfant, d'autres le criquet.
Une femme en peignoir apparut dans le jardin. Elle était considérée comme la folle de l'immeuble. Toutes les voix se turent.
Elle s'accroupit devant l'enfant.
— Regarde, je t'ai apporté un coquillage. Tu ne voudrais pas échanger ton criquet contre un coquillage ?
— Non. Le criquet est à moi.
— Tu vas l'étouffer dans ta main !
— Donnez-lui une tape sur la tête et ça ira mieux ! — intervint une nouvelle voix, rauque.
Le garçon cacha sa main derrière le dos, en signe de défense. La femme en peignoir continua patiemment :
— Tu ne veux pas de mon coquillage ? Regarde comme il est joli ! Et il chante aussi, tu sais ? Il suffit de le mettre à ton oreille ! Tu veux essayer ?
Une autre silhouette entra dans le jardin d'un pas décidé. L'enfant recula, effrayé, en reconnaissant son père.
C'était un homme corpulent, vêtu d'un T-shirt blanc trempé de sueur et d'un pantalon à bretelles. Sans un mot, il dépassa la femme en peignoir et donna une bonne gifle à l'enfant.
— Je t'avais prévenu !
Le petit se mit à pleurer et se couvrit la tête de ses mains.
La femme en peignoir se redressa, indignée :
— Ça ne se fait pas...
Le père l'ignora.
— Montre-moi tes mains !
Le petit tendit docilement les mains devant lui. Elles étaient vides.
— File à la maison !
Sans attendre sa réaction, il attrapa le petit par l'oreille et l'entraîna avec lui.
La femme en peignoir tendit le coquillage vers l'enfant, essayant de tenir sa promesse.
— Monsieur ! Le coquillage du petit !
Le père ne se retourna même pas. Il poussa son fils dans la cage d'escalier et claqua la porte.
La mère de l'enfant, les yeux remplis de larmes, lança à tout le monde d'un ton accusateur :
— Vous pouvez être fiers de vous ! Merci au nom de mon enfant !
La femme en peignoir leva lentement la tête vers le ciel, glissa le coquillage dans sa poche et, sans un mot, se mit à fouiller l'herbe.
— Et alors ? — s'impatienta le pianiste. — Vous l'avez ? Comment va-t-il ?
— Il a perdu une patte... — répondit-elle tristement.
— Et alors ?— insista le pianiste.
— Je vous dis qu'il a perdu une patte... — répéta-t-elle plus fort. — Vous pouvez retourner à vos Colombo ! Il ne donnera plus de concerts ! Il est devenu comme nous...
Et elle retourna dans l'immeuble.
— Reste pas à la fenêtre — dit Sophie en s'accoudant sur le lit. — Tu es tout nu...
Marc se tourna vers elle.
— Je crois que t'as raison. Nous devrions partir quelque part...
Paris, juillet 1994