Journée Portes Ouvertes

Journée Portes Ouvertes

par Isabelle, mai 94

C'était mon patron qui avait eu l'idée de passer une annonce dans la presse locale en annonçant une Journée Portes Ouvertes.

Nous, la boîte, n'arrivions pas à louer tous nos appartements dans le cadre du 1% patronnal. Des entreprises, il y en avait dans le coin, mais elles n'avaient pas d'argent.

Mon patron avait donc eu cette idée. Les gens pouvaient venir visiter nos logements neufs et monter un dossier de location s'ils le désiraient. Nous, trois nanas, bien rôdées dans ce métier, allions les recevoir dans un appartement témoin.

Les appartements neufs à visiter, ça attire toujours du monde et nous ne nous attentions pas à un samedi tranquille. D'autant plus que notre résidence c'était ce qu'il y avait de plus récent et de plus joli dans l'espece du ghetto HLM du coin.

Nous avions des consignes. Nous pouvions prendre presque n'importe qui du moment que ses revenus étaient corrects. Le presque voulait toutefois dire : pas de Noirs, pas d'Arabes, pas de Dom-Tom ! Bref : nous n'étions autorisées qu'à prendre ceux que la terminologie du métier, bien connue des sociétés HLM, classifie des "Français blancs".

Ce n'était pas un choix de notre boîte. Ce qui nous intéresse, nous, c'est que tout soit loué, que les gens payent régulièrement le loyer et qu'ils ne nous causent pas de soucis.

C'était une condition de la mairie. La commune avait atteint son cota de blacks, d'arabes, de tout ce qu'on voulait, et elle commencait à avoir une sale réputation. Le maire était donc investi des pleins pouvoirs pour décider qu'il en prendrait jamais un de plus. Voilà.

Nous, la boîte, nous avions donc obtenu l'autorisation de construire en échange d'un droit de regard de la mairie sur les dossiers des candidats à la location. En clair : nous nous sommes engagés dès le début à n'y mettre personne qui soit quelqu'un de couleur

Que voulez-vous ? Nous avions besoin de construire, la mairie voulait améliorer sa réputation. Voilà, c'est simple.

Quand mon patron décida d'organiser une Journée Portes Ouvertes, il devint clair que la majorité des visiteurs serait de couleur, et qu'il nous faudrait donc les évincer d'emblée. Tâche ingrate mais, après tout, nous en en avons vu d'autre tandis qu'un engagement est un engagement.

Nous nous sommes tout de même promises de passer une bonne journée et de la terminer au champagne chez le gardien. Il était jeune, sympa, et c'était son anniversaire.

***

En général, j'ai des rapports impersonnels avec nos clients. Ils cherchent un logement. Si je peux, je leur en donne. Si je ne leur en donne pas, ils vont ailleurs. Je ne rentre pas dans leurs problèmes. Au bout de tant d'années, j'ai même du mal à prendre au sérieux tout ce qu'ils me racontent. Ils pleurnichent devant moi pour avoir un logement et, puis, une fois qu'on le leur attribue, ils n'en veulent plus ou ils disparaissent !

J'en étais à mon dix-septième dossier qui pouvait passer par la mairie et par notre commission d'attribution à tout point de vue quand ce couple là s'est pointé devant moi.

Lui, c'était un Français blanc, un beau mec. Il avait une trentaine d'années. Il était journaliste. Il n'était pas hyper bien payé, il gagnait dans les huit milles francs mais, même, s'il gagnait davantage, cela n'aurait rien changé à mon problème. Car le vrai problème ce n'était pas son salaire mais sa femme : elle très belle, elle aussi, mais si black qu'on ne peut pas l'être davantage ! Voilà, il rentrait du Niger d'où il s'était ramené cette charmante épouse

Est-ce que ce mec avait réfléchi aux problèmes inhérents au fait d'épouser une nana pareille ? Il y a bien des gens qui doivent le critiquer. J'imagine ne serait-ce que les gueules de ses parents quand ils avaient appris la nouvelle ! Sauf s'ils sont particulièrement libéraux mais j'ai des doutes

Pour ces deux là, j'ai craqué. Ils ne pouvaient qu'avoir de vrais ennuis.

Elle était incroyable : très longue, très mince, très noire Un visage d'une douceur incroyable, un sourire lumineux, et des tresses partout Et, le pire, c'était qu'elle était enceinte mais, vraiment, jusqu'aux dents !

Quand ils sont venus, je me suis précipitée pour lui donner une chaise, tellement elle était enceinte.

Elle a refusé en souriant, elle ne voulait pas s'asseoir.

— No, thanks merci !

Elle restait debout. Le long du mur. Toute longue, toute noire sur le fond de mon mur blanc, et elle n'en finissait pas. Et elle avait ce sourire absolument délicieux.

C'était incroyable. Même enceinte, elle était tellement longue et tellement mince que j'avais l'impression que son sourire flottait très haut. Quelque part, elle n'avait pas l'air tout à fait humain, tellement elle était dansante. Même enceinte.

J'étais mal.

J'ai demandé à la fille pour quand était le bébé. Elle comprenait vaguement, elle ne parlait qu'anglais. Le mec répondait à sa place. L'accouchement était prévu dans un mois. Mon Dieu !

— Vous allez avoir un bébé magnifique ! You're going to get a superb baby !

Elle a souri encore plus. Elle m'a répondu avec un petit accent.

— Merci !

C'était vrai qu'elle allait avoir un bébé splendide ! Ils étaient tellement beaux tous les deux qu'il ne pouvait pas en être autrement ! Mais ça ils le savaient bien, évidemment. Ils n'avaient pas besoin de se déplacer chez nous pour s'en rassurer ! Ce qu'il leur fallait, c'était un appartement pour y mettre ce bébé splendide qui allait venir au monde !

J'étais vraiment emmerdée.

Il habitait un truc pourri avec cette nana. Et le bébé allait arriver.

Ça faisait deux fois qu'on les refusait dans la même commune. Et c'était là qu'ils voulaient s'installer, car c'était à proximité de son travail. Dur, dur.

Ils ont déjà essayé d'acheter un logement mais, même en vente, on n'a pas voulu d'eux. Et, oui, nous sommes encore bien hipocrytes comme société. Evidemment, ils pouvaient aller en location libre mais avec un salaire de huit milles francs, une black et un gamin en route, bonne chance ! Ils avaient vraiment droit à un logement social ! Et je ne pouvais rien faire ! De toute manière son dossier aurait été rejeté à la mairie. C'est con la vie.

Le pire, c'est que le mec avait le maximum de papiers en régle. Son employeur avait fait une attestation comme quoi il était prêt à payer 1% patronnal pour qu'il ait un logement. Je n'avais vraiment aucun prétexte pour lui refuser le dossier, mais je ne pouvais pas non plus lui dire la vérité ! Je risquais ma place ! Pour arranger les choses, il était journaliste !

Cachant mon malaise, j'ai utilisé le prétexte du salaire unique. Je lui ai dit qu'il fallait qu'il fournisse quatre fois le montant du loyer. Des conneries, quoi.

— Trois fois quatre égal douze, voilà monsieur ! Ça ne pourra pas passer Il faut attendre qu'il y ait un deuxième salaire

Tu parles ! Avec une femme qui ne parle pas français et qui accouche bientôt, il n'est pas prêt de l'avoir son deuxième salaire !

— Oui, je vois — a-t-il répondu en me regardant droit dans les yeux. C'était attroce.

Je m'efforcais à avoir la mine la plus désolée possible.

Le mec n'a pas insisté. Quand il a compris qu'il n'aurait pas de logement dans notre résidence, il a remballé. Et il a compris vite. Les autres insistent, n'arrivent pas à partir, vous creusent l'estomac. Eux ils n'ont pas insisté. Je leur en suis reconnaissante.

Il a pris son épouse enceinte par le bras et ils sont partis dans leur trou.

***

Sur tous les dossiers retenus, et il y en avait pas assez par rapport à nos intérêts locatifs, il n'y a eu que quatre personnes qui ont téléphoné pour savoir s'il y aurait une suite à leur demande Les autres, qui avaient l'air si pressés, je n'en avait plus entendu parler. Classique.

Il y en avait, bien sûr, beaucoup plus que quatre coups de téléphone mais, évidemment, ceux qui les ont donné n'étaient pas de ceux que nous pouvions prendre. On leur a donc dit qu'on avait de meilleures candidatures avec de meilleurs revenus qu'on les mettaient en liste d'attente et ainsi de suite. La routine, quoi.

Ces deux là, j'arrive pas à me defaire de leur image. Si, au moins, j'avais eu le reflexe de leur proposer quelque chose ailleurs, même s'ils tenaient à cette putain de commune, ils auraient peut-être accepté. Avaient-ils le choix ? Mais j'était tellement perturbée sur le coup, que je n'y est même pas pensée !

Isabelle, mai 94