Scène roumaine

Scène roumaine

(scénario)

Une nationale, en pleine campagne. Hiver, neige, verglas.

Une Renault immatriculée en France. Une carte routière de la Pologne ouverte sur le siège côté passager.

Un homme, la quarantaine, conduit tout en parlant dans un dictaphone posé devant lui, sur le tableau de bord.

— Il fait au moins moins dix dehors. Moi, je suis au chaud, avec ma musique, mon thermos de café et mes cigarettes sillonnant le pays sur "les traces de mon passé". Il faut juste faire gaffe au verglas. Les routes ressemblent à des patinoires et non à des voies de communication

Une femme et un enfant d'âge scolaire, pauvrement vêtus et gelés, lui font des signes depuis un arrêt de bus.

Pris de pitié, l'homme coupe le dictaphone et s'arrête. La femme prononce en mauvais polonais le nom d'une ville tout en indiquant la direction. L'homme acquiesce de la tête sans vraiment comprendre. Il écarte un peu ses affaires pour leur faire de la place.

La femme s'installe à son côté, le garçon à l'arrière.

— Francousé ?

— Oui.

Il reprend la route. Les passagers observent l'intérieur avec admiration. De toute évidence, c'est la première fois qu'ils s'assoient dans une pareille voiture, pas très luxueuse pourtant.

Pour l'homme, c'est la première fois qu'il côtoie d'aussi près tant de misère. Les passagers sont insuffisamment vêtus pour le froid hivernal, leurs vêtements sont usés et ils ont un baluchon en guise de valise. Ils échangent entre eux quelques mots en roumain puis se taisent.

Ils roulent en silence.

L'homme, mal à l'aise dans son petit confort à l'occidentale, ralentit et attire l'attention de la femme sur les compacts qui se trouvent rangés dans une boîte à côté de ses pieds. Elle finit par comprendre et, suivant les instructions gestuelles qui lui sont données, tend une pochette ouverte au conducteur. C'est "Birdy" de Peter Gabriel. L'homme installe lui-même le compact dans le lecteur devinant que la femme n'est pas habituée à cet appareil.

La musique, si peu décontractante qu'elle soit, soulage l'homme qui reprend sa vitesse de croisière.

La voiture traverse une forêt.

La femme pose le regard sur l'homme et se met à soulever lentement ses jupons. Des bas de laine, maintenus à l'aide de simples élastiques, comme au début du siècle. Image plutôt répugnante.

L'homme lui jette un coup d'oeil sidéré et baisse la musique.

— Que faites-vous ?

Sachant qu'elle ne le comprend pas, il lui fait signe de se recouvrir. Sans le quitter des yeux, la femme ordonne quelque chose à l'enfant. Presque aussitôt le cou de l'homme est pris dans l'étau menaçant d'un fil de fer. D'un geste sec, la femme finit de soulever ses jupons et en sort un couteau de cuisine. Elle l'appuie contre les côtes du conducteur et, tout en jacassant quelque chose en roumain, lui suggère de ralentir.

Doublement menacé, l'homme obéit.

Ils s'approchent d'une route forestière. La femme lui ordonne de s'y engager. Le couteau insiste sur les côtes. L'homme met le clignotant et ralentit davantage.

Pourtant, à la hauteur du chemin indiqué, il accélère brusquement, poursuivant la route principale. Le fil de fer se serre alors en l'étranglant. La femme peste. Le couteau, changeant de cible, s'enfonce dans la cuisse qui actionne l'accélérateur et la femme tente maladroitement de prendre le contrôle du volant. L'homme résiste instinctivement, les yeux exorbités. La voiture zigzague dangereusement. La femme lâche le volant et, s'agrippant effrayée au tableau de bord, crie quelque chose à l'enfant. L'étreinte du fil de fer diminue. L'homme aspire avidement tout en essayant de maîtriser la voiture. La haine aux yeux, la femme arrache le couteau de la cuisse mais n'ose pas renouveler l'attaque.

L'homme entr'aperçoit un panneau de limitation de vitesse à 40 km/h puis celui d'un virage difficile. Il ne parvient pas à déplacer sa jambe blessée sur le frein. Il coupe le virage à 110 km/h. La voiture dérape. Face à eux apparaît un camion, jusqu'à présent caché par les arbres du virage. Une collision semble inévitable. Visage effrayé du camionneur qui s'accroche au volant et pile. Sa remorque balaie la route.

L'homme freine. La voiture glisse sur la chaussée verglacée mais il rattrape le coup.

Il s'immobilise sur le côté.

Il est en rase campagne.

Il est seul. Il est sur une longue droite.

Il sort de la voiture sans éteindre le moteur. Il met un peu de neige sur son visage et respire profondément.

Un souffle glacial de vent le convainc de regagner son siège. Il y reste sans bouger quelques bonnes secondes. Puis il installe un compact. "J'écume" de Bashung attaque les quatre enceintes de la voiture.

Il allume une cigarette et reprend la route.

Quelques centaines de mètres plus loin, il y a un arrêt de bus. Une femme et un enfant y font du stop

Il ralentit, la gorge serrée. Les deux personnages à l'arrêt de bus ont l'air gelés. Il accélère.

Un instant plus tard, il freine. Et il se met à reculer.

février 1993